

LE MARTYRE
Saint Thomas d’Aquin - II II q. 124
a. 2 - De quelle vertu le martyre est-il l’acte ?
Obj. 3. Saint Augustin dit dans un sermon sur saint Cyprien : “Il est facile de vénérer un martyr en célébrant sa fête ; il est difficile d’imiter sa foi et sa patience.” Mais en tout acte de vertu ce qui mérite le plus de louange, c’est la vertu dont il est l’acte. Donc le martyre est un acte de patience plus que de force.
Sed contra. Nous trouvons ces paroles dans la lettre de Cyprien aux martyrs et aux confesseurs : “Ô bienheureux martyrs, par quelles louanges vais-je vous célébrer ? Ô soldats pleins de force, par quelle parole éclatante vais-je montrer la vigueur de vos corps ?” Chacun est loué pour la vertu dont il exerce l’acte. Donc le martyre est un acte de la force.
Corpus. Il revient à la force de confirmer l’homme dans le bien de la vertu contre les dangers, et surtout contre les dangers de mort qu’on rencontre à la guerre. Or il est évident que dans le martyre l’homme est solidement confirmé dans le bien de la vertu, lorsqu’il n’abandonne pas la foi et la justice, à cause de périls mortels qui le menacent, surtout de la part de persécuteurs, dans une sorte de combat particulier. Aussi saint Cyprien dit-il dans un sermon : “La multitude voit avec admiration ce combat céleste, elle voit que les serviteurs du Christ ont tenu bon dans la bataille, avec une parole hardie, une âme intacte, une force divine.” Aussi est-il évident que le martyre est un acte de la vertu de force, et c’est pourquoi l’Église applique aux martyrs cette parole (He 11, 34) : “Ils ont été forts dans le combat.”
ad 3. Comme nous l’avons dit, l’acte principal de la force, c’est de supporter ; c’est de cela que relève le martyre, non de son acte secondaire qui est d’attaquer. Et parce que la patience vient à l’aide de la force pour son acte principal qui est de supporter, on comprend que, dans l’éloge des martyrs, on loue aussi leur patience.
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a. 3 - La perfection de l’acte du martyre
Corpus. Nous pouvons parler d’un acte de vertu de deux façons.
D’abord selon l’espèce de cet acte, en tant qu’il se rattache à la vertu d’où il émane immédiatement. De ce point de vue, il est impossible que le martyre, qui consiste à supporter vertueusement la mort, soit le plus parfait des actes de vertu. Car supporter la mort n’est pas louable de soi, mais seulement si c’est ordonné à un bien qui soit un acte de vertu, comme la foi et l’amour de Dieu. C’est cet acte-là, parce qu’il est une fin, qui est meilleur.
Mais on peut envisager autrement l’acte de vertu. Selon son rattachement au premier motif, qui est l’amour de charité. Et sous cet angle surtout un acte relève de la vie parfaite parce que, selon saint Paul (Col 3, 14), “la charité est le lien de la perfection”. Or, parmi tous les actes de vertu, le martyre est celui qui manifeste au plus haut degré la perfection de la charité. Parce qu’on montre d’autant plus d’amour pour une chose que, pour elle, on méprise ce qu’on aime le plus en choisissant de souffrir ce qu’il y a de plus haïssable. Or il est évident que, parmi tous les biens de la vie présente, l’homme aime suprêmement cette vie même, et au contraire hait suprêmement la mort elle-même, surtout quand elle s’accompagne de supplices dont la crainte “écarte des plus vifs plaisirs les bêtes elles-mêmes”, dit saint Augustin. De ce point de vue, il est évident que le martyre est par nature le plus parfait des actes humains, comme témoignant de la plus grande charité selon cette parole (Jn 15, 13) : “Il n’y a pas de plus grande charité que de donner sa vie pour ses amis.”
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a. 4 - La sanction du martyre
Obj. 2. On lit que certaines femmes ont méprisé leur vie pour conserver leur intégrité charnelle. Il apparaît ainsi que l’intégrité corporelle de la chasteté a plus d’importance que la vie du corps. Mais parfois cette intégrité corporelle est enlevée, ou on tente de l’enlever, à cause de la confession de la foi chrétienne, comme c’est évident pour sainte Agnès et sainte Lucie. Il paraît donc qu’on devrait parler de martyre si une femme perd son intégrité charnelle pour la foi du Christ, plutôt que si elle perd aussi la vie du corps. C’est pourquoi sainte Lucie disait : “Si tu me fais violer malgré moi, ma chasteté me vaudra une double couronne.”
3. Le martyre est un acte de la vertu de force, et il appartient à celle-ci de ne pas craindre non seulement la mort, mais non plus les autres adversités, selon saint Augustin. Mais il y a beaucoup d’adversités autres que la mort, que l’on peut supporter pour la foi au Christ : la prison, l’exil, la spoliation de ses biens, comme le montre l’épître aux Hébreux (10, 34). Aussi célèbre-t-on le martyre du pape Marcel, mort pourtant en prison. Il n’est donc pas nécessaire de subir la peine de mort pour être martyr.
Sed contra. Saint Maxime de Turin dit, dans un panégyrique de martyr : “Il est vainqueur en mourant pour la foi, alors qu’il aurait été vaincu en vivant sans la foi.”
Corpus. On appelle martyr celui qui est comme un témoin de la foi chrétienne, qui nous propose de mépriser le monde visible pour les réalités invisibles, selon la lettre aux Hébreux (11, 34). Il appartient donc au martyre que l’homme témoigne de sa foi, en montrant par les faits qu’il méprise toutes les choses présentes pour parvenir aux biens futurs et invisibles. Or, tant que l’homme conserve la vie du corps, il ne montre pas encore par les faits qu’il dédaigne toutes les réalités corporelles ; car les hommes ont coutume de ne faire aucun cas de leurs consanguins, de toutes leurs possessions et même de subir la douleur physique, pour conserver la vie. D’où cette insinuation de Satan contre Job (2, 4) : “Peau pour peau. Et tout ce que l’homme possède, il le donnera pour son âme”, c’est-à-dire pour sa vie physique. C’est pourquoi, afin de réaliser parfaitement la raison de martyre, il est requis de subir la mort pour le Christ.
Ad 2. Chez la femme qui perd son intégrité physique, ou qui est condamnée à la perdre en raison de sa foi chrétienne, il n’est pas évident pour les hommes qu’elle souffre par amour de la foi et pas plutôt par mépris de la chasteté. Et c’est pourquoi, aux yeux des hommes, il n’y a pas là un témoignage suffisant et cet acte n’a pas proprement raison de martyre. Mais pour Dieu, qui pénètre les cœurs, cela peut valoir la récompense, comme le dit sainte Lucie.
3. On l’a dit plus haut, la force se manifeste principalement au sujet des périls de mort, et par voie de conséquence au sujet des autres périls. C’est pourquoi on ne parle pas de martyre proprement dit pour ceux qui ont subi seulement la prison, l’exil ou la spoliation de leurs biens, sauf lorsque la mort s’ensuit.
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a. 5 - La cause du martyre
Sed contra. On lit (Mt 5, 10) “Bienheureux ceux qui souffrent persécution pour la justice”, ce qui se rapporte au martyre, d’après la Glose. Or la foi n’est pas seule à se rattacher à la justice, les autres vertus aussi. Donc les autres vertus peuvent aussi être la cause du martyre.
Corpus. Les martyrs sont comme des témoins parce que leurs souffrances corporelles subies jusqu’à la mort rendent témoignage non à une vérité quelconque, mais à la vérité religieuse que le Christ nous a révélée, aussi sont-ils appelés martyrs du Christ, comme étant ses témoins. Telle est la vérité de la foi. Et c’est pourquoi la cause de tout martyre est la vérité de la foi.
Mais à celle-ci se rattache non seulement la croyance du cœur, mais aussi la protestation extérieure. Or celle-ci ne se fait pas seulement par les paroles d’une confession de foi, mais aussi par les faits montrant qu’on a la foi, selon cette parole en saint Jacques (2, 18) : “C’est par les œuvres que je te montrerai ma foi.” Aussi saint Paul (Tt 1, 16) dit-il de certains : “Ils font profession de connaître Dieu, mais par leur conduite ils le renient.”
Et c’est pourquoi les œuvres de toutes les vertus, selon qu’elles se réfèrent à Dieu, sont des protestations de la foi qui nous fait comprendre que Dieu requiert de nous ces œuvres, et nous en récompense. A ce titre elles peuvent être cause de martyre. Aussi l’Église célèbre-t-elle le martyre de saint Jean-Baptiste qui a subi la mort non pour avoir refusé de renier sa foi, mais pour avoir reproché à Hérode son adultère.