La joie des saints
L’ESPRIT DU CHRIST ayant comme dépossédé les saints de leurs mouvements intérieurs et les tenant à son gré sous son empire il n’est pas étonnant que la joie transparaisse sur leur visage. C’est une joie qui vient d’infiniment au-delà du monde, car elle procède de l’amour surnaturel répandu dans nos cœurs par le Saint-Esprit qui nous a été donné. (Rom. V, 5.) Pas plus qu’il n’est au pouvoir du monde de communiquer cette joie, il ne lui appartient de l’enlever ; tout au plus est-il capable, dans une mesure restreinte, d’interposer son écran ténébreux. Mais comment le monde pourrait-il abolir cette joie puisqu’il n’a point de prise directe sur le recès de l’âme surnaturalisée par la grâce, où Dieu demeure, où se conclut l’acte libre ? Dieu seul et notre liberté ont accès à cette profondeur intime ; Dieu pour nous prévenir de ses bienfaits, notre liberté pour les recevoir et se livrer à lui, ou bien, hélas, pour se dérober à ses prévenances et pour l’offenser. (Qu’il plaise à Dieu de nous prévenir tellement de son amour, de tellement nous combler, que nous n’ayons plus aucun goût pour ce qui nous écarterait de lui.)
Le point de jaillissement de la joie des saints est au-delà de tous les motifs visibles, même les plus nobles, comme sont par exemple une victoire éclatante sur les ennemis du nom chrétien, l’approbation officielle d’une entreprise apostolique, la reconnaissance dans les lois et les mœurs des droits et de la liberté de l’Église. Certes de tels succès réjouissent le cœur des saints. Mais la source dernière de leur joie est plus secrète : c’est la remise totale de leur être au bon plaisir de Dieu, le repos habituel en Dieu au-delà de tout le créé.
On saisit quelque chose de l’origine et des caractères de cette joie si on observe qu’elle fleurit encore lorsque les derniers espoirs terrestres ont été brisés, les dernières consolations d’ici-bas arrachées. La joie des saints est à l’image de celle du Seigneur Jésus qui persistait d’une mystérieuse manière alors qu’il était cloué sur la croix et lançait vers le Père le cri déchirant : Eli, Eli, lamma sabacthani. Même en cette heure terrible le Seigneur Jésus recevait la joie de la vision du Père dans la zone la plus profonde de son âme (1), alors que l’autre zone était livrée aux ténèbres et à la détresse pour réparer nos péchés, – car il est l’agneau de Dieu qui porte sur lui le poids des péchés du monde. C’est en méditant sur la joie mystérieuse et cachée, mais réelle, de Jésus crucifié que nous pouvons avoir quelque idée de la joie des saints, entrevoir comment elle est compatible avec les pires souffrances et comment elle y résiste dans une paix souveraine. – La petite Thérèse a exprimé le désir de vivre par amour au temps de l’Anté-Christ. Elle était assez éclairée de Dieu pour savoir ce qu’elle désirait. Ce qui n’est pas arrivé pour l’humble Carmélite arrivera pour les chrétiens de la fin de l’histoire.
Que la sainte qui s’offrit en victime d’holocauste à l’amour miséricordieux, se souvienne de ses frères et sueurs quand viendront les jours de l’Antéchrist ou les jours des précurseurs de l’Antéchrist. Qu’elle leur obtienne d’être livrés à la charité divine à tel point que la paix et la joie ne se retirent pas de leur cœur. Au contraire qu’ils aiment suffisamment le Seigneur pour lui rendre témoignage dans la nuit et à l’heure de la puissance des ténèbres. Un témoignage de cette nature est le signe que la charité a pris bien davantage possession de l’âme, et la joie est le fruit, mystérieusement savoureux, de cet amour qui a grandi. – Que sait-il de la joie divine celui qui n’est point saisi par la charité ? Et que sait-il de la charité celui qui s’est dérobé à rendre témoignage dans la nuit ?
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Un poète latin a composé une épopée d’une mélancolie sans fond pour évoquer la détresse de l’homme arraché à sa patrie ; Virgile a composé l’Énéide pour célébrer le destin du fils d’Anchise et les étapes toujours provisoires de son long exil ; il a encore chanté les malheurs d’Andromaque captive (2).
Des hommes sans nombre depuis l’antiquité se sont recueillis dans la lecture de l’Énéide ; ils ont aimé Virgile pour sa vérité et sa pudeur dans l’évocation immense d’un destin d’arrachement et de bannissement. Or les parfaits disciples du Seigneur Jésus, les saints, ne sont ni étrangers ni indifférents à cette lamentation indéfiniment répercutée de la détresse du cœur de l’homme. Mais comme ils vivent au delà ! Ils ne condamnent certes pas le chant de Virgile, mais ils murmurent un chant nouveau. Ils ont accédé en effet à une source de paix et de joie qui était encore scellée pour les poètes de la gentilité : la source cachée en Dieu et en son Fils Jésus-Christ de la victoire et de la consolation qui ne sont pas de cette terre. Cette source n’est pas de ce monde, mais depuis le Calvaire et la Résurrection elle ne cesse de couler en cette terre d’exil au milieu de la vallée de larmes.
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Virgile est beau, mais l’Évangile est d’un autre ordre. – Le Seigneur a repris les grands mots, les mots les plus simples du langage humain. Il a redit les mots les plus simples et les plus indispensables du cœur de l’homme, de la famille humaine, de la cité temporelle. Mais il les a redits comme seul pouvait les redire celui qui étant le Verbe de Dieu incarné rédempteur nous a mérité par sa Passion une vie nouvelle, qui est la vie de Dieu même participée en nous, insérée à l’intime de notre vie. De sorte que lorsque le Seigneur nous a parlé d’amour, de paix et de joie ; – de loi et de liberté ; – d’esclave et d’homme libre ; d’Eglise enfin et de pouvoir il a donné à ces mots la signification surnaturelle, le sens de grâce qu’ils prennent nécessairement pour ceux qui sont re-nés de l’eau et de l’Esprit.
Pour ceux-là l’amour qui s’est allumé dans leur cœur avec le baptême (ou le sacrement de pénitence) est bien réellement un amour, mais non pas comme l’amour qui procède de ce monde, aussi noble soit-il et quelle que soit sa transparence. Leur paix, leur joie, leur secrète béatitude ne sont point de celles que donne le monde ; le monde ne peut y toucher ; leur vie est fixée en Dieu, le climat de leur vie est le climat de la grâce.
Le Seigneur a repris les mots les plus simples et les plus nécessaires de notre langage mais pour les transposer dans l’ordre de la grâce qu’il a fondé à jamais ; et c’est dans cet ordre surnaturel qu’il convient de les entendre. Tirés de cet ordre ils sonnent faux ; ils deviennent ces paroles de mensonge et de folie que déversent furieusement sur notre monde les propagandes hérétiques. De telles paroles deviennent insupportables parce que, cessant de désigner l’objet qu’elles avaient à désigner de par la Révélation, – un objet divin et transcendant, – elles ne peuvent que trahir l’objet terrestre auquel on prétend désormais les appliquer. La paix du Christ, par exemple, si elle n’est pas essentiellement la paix de la charité divine enracinée dans une âme ne désignera plus qu’une passivité de songe creux ou une chimère internationaliste dévorante. De même la joie évangélique que devient-elle en dehors de l’ordre surnaturel ? L’exaltation douteuse d’un mysticisme truqué. Pareillement, l’Église du Christ, si elle n’est pas une société hiérarchique de grâce et pour la grâce, que deviendrait-elle en définitive sinon un formidable mouvement dévastateur-de messianisme terrestre, qui ravagerait les institutions les plus nécessaires et qui ébranlerait la société profane jusqu’en ses fondements. – Jésus a donc redit les mots les plus indispensables de notre langage. Mais il les a redits selon l’ordre des réalités surnaturelles qu’il venait instaurer. C’est dans cet ordre qu’ils trouvent leur sens, dans cet ordre seul.
Parce que nous croyons que, en Dieu, les termes de Père, Fils, Esprit-Saint ont un sens vrai, rigoureux, personnel, pour cela même nous croyons que Jésus est réellement le Fils unique du Père, consubstantiel au Père, envoyé par lui pour nous sauver du péché, ayant pris notre nature dans le sein de la Vierge Marie. Nous croyons que ce Fils unique, notre Rédempteur, nous a mérité, par la vertu de sa Passion, une vie qui n’est pas d’ici-bas, encore qu’elle commence ici-bas ; un amour et une paix, un repentir et une confiance qui procèdent de son Cœur divin et qui conduisent à la Béatitude qu’il partage avec son Père et le Saint-Esprit.
Prenons garde de toujours entendre selon l’analogie de la foi, loin de les rabaisser au niveau de notre cœur charnel, les révélations et les promesses du Seigneur Jésus, vrai Fils de Dieu et vrai Fils de Marie. Or l’une de ses promesses les plus confondantes est de nous faire goûter dès maintenant sa propre joie, si du moins nous acceptons d’être entièrement livrés à son amour. « Je vous ai dit cela afin que ma joie soit en vous et que votre joie soit parfaite. » (Jo. XV, 11.)
« Maintenant vous avez de la tristesse, mais je vous verrai de nouveau et votre cœur se réjouira et votre joie, nul ne pourra vous l’enlever. » (Jo. XVI, 20.). « Maintenant, Père, je viens à vous et je dis cela (étant encore) dans le monde, afin qu’ils aient en eux la plénitude de ma joie. » (Jo. XVII, 13.)
R.-Th. Calmel, O. P.
Itinéraires n° 133, p. 177 - 182
[1] – (1) Somme de Théologie, IIIa Pars qu. 46, art. 7 et 8. – Voir commentaire dans le T. 1 de L’Amour de Dieu et la Croix de Jésus du P. Garrigou-Lagrange o. p. (Édit. du Cerf, 1929).
[2] – (1)
Diversa exsilia et desertas quaerere terras,
Auguriis agimur divum…
Littora cum patriae lacrimans portusque relinquo
Et campos ubi Troja fuit… (début du livre III)
(Poussés par les augures des dieux à chercher de lointains exils et des terres désertes… Je quitte en pleurant les rivages de ma patrie, le port et les champs où fut Troie. – Traduction M. Rat, les classiques Garnier). – Les malheurs d’Andromaque, même chant, vers 290-505.