
L’abbé Dupanloup et les voyants de La Salette
« Il est bien difficile que le doigt de Dieu ne soit pas là. »
L’abbé Dupanloup entreprit dans les premiers jours de juin 1848 le voyage de La Salette, afin de voir par lui-même, et au retour il écrivit, sous forme de lettre, la relation de son pèlerinage. Tous les témoignages qu'il avait lus jusque-là, par leur tour déclamatoire, leur enthousiasme, lui inspiraient plutôt des préjugés contraires. Ses paroles n’en sont donc que plus impartiales.
Les impressions qu'il éprouva pendant les trois jours qu'il passa à Corps et à La Salette furent à peu près dépourvues de charme, dit-il. Il en repartit sans attendrissement, presque sans intérêt.
« Et cependant, plus je m'éloigne de ces lieux, plus je réfléchis à tout ce que j'ai vu et entendu, plus la réflexion amène en moi une conviction qui me fait en quelque sorte violence. Je ne puis m'empêcher de redire sans cesse : « Il est bien difficile que le doigt de Dieu ne soit pas là. »
Ce qui l’a frappé, c'est d'abord le caractère soutenu des enfants, ensuite les nombreuses réponses absolument au-dessus de leur âge et de leur portée aux interrogatoires qu'il leur a fait subir ; enfin c'est la fidélité avec laquelle ils gardent le secret qu'ils disent leur avoir été confié.
L'effet que lui produisit Mélanie fut désagréable, mais Maximin eut le don de lui franchement déplaire. Aussi écrit-il en toute sincérité au début : « Il faut avouer que si mon témoignage finit par être favorable à ces enfants, ce ne sera pas du moins un témoignage suspect, je n'aurai certainement pas été séduit par eux. »
Voici leur portrait, tracé de sa main un peu réaliste :
« La grossièreté de Maximin est un peu commune, son agitation surtout est vraiment extraordinaire ; c'est une nature bizarre, mobile, légère ; mais d'une légèreté si grossière, d'une mobilité quelquefois si violente, d'une bizarrerie si insupportable, que le premier jour où je le vis, j'en fus non seulement attristé, mais découragé. À quoi bon me disais-je, faire le voyage pour voir un tel enfant ? Quelle sottise j'ai faite ! J'avais toutes les peines du monde à empêcher les soupçons les plus graves de s’emparer de mon esprit. »
Mélanie est à peine plus flattée :
« Quant à la petite fille, elle me semble aussi fort désagréable à sa façon, je dois le dire, et cependant meilleure que celle du petit garçon. Les dix-huit mois qu'elle a passés chez les religieuses de Corps l’ont, à ce qu'on dit, un peu façonnée. Malgré cela, elle m'a paru encore un être boudeur, maussade, stupidement silencieux, ne disant guère que des oui ou des non, quand elle répond. Si elle dit quelque chose de plus, il y a toujours une certaine raideur dans ses réponses, et une timidité de mauvaise humeur, qui est loin de mettre à l'aise avec elle… Du reste, après avoir vu ces deux enfants, chacun d'eux plusieurs fois, je ne leur ai jamais trouvé aucun charme de leur âge : ils n'ont, ou du moins ne paraissent avoir, rien de cette piété, de cette candeur de l'enfance, qui touche, qui attire, qui inspire la confiance. »
La seconde impression n'a donc en rien détruit la première.
Il s'est occupé surtout de Maximin. Il fit avec lui l'ascension de La Salette et le garda quatorze heures auprès de lui. Il avait un don pour lire dans l'âme des enfants, il ne lui en fallait pas tant pour formuler un jugement motivé. Cependant à mesure qu'il voit, qu'il réfléchit, son idée se modifie. Les instruments peuvent être ingrats, mais l’œuvre est là qui s'impose !
Le soir il est donc amené à penser : « Malgré ces enfants et ce qu’ils ont de désagréable, tout ce qu'ils disent, tout ce que je vois, tout ce que j'entends n'est explicable que par la vérité de leur récit. »
On lui avait dit qu'ils débitaient leur histoire ainsi qu'une leçon apprise, sans conviction, par routine. Comme il l'avaient répété des milliers de fois, cela se comprend et il était disposé à l'indulgence, « pourvu que la routine et la récitation n’allassent pas jusqu’au ridicule. »
« Il en arriva tout autrement. Bien que ces enfants me déplussent extrêmement avant ce récit, et aient continué de me déplaire après, je dois avouer que, tout en récitant, ils le firent l’un et l’autre avec une simplicité, une gravité, un sérieux, un certain respect religieux, dont le contraste avec le ton toujours vulgaire et habituellement grossier du petit garçon, avec le ton habituellement maussade de la petite fille, me frappa particulièrement. »
Le second jour il s'applique à gagner Maximin, à le mettre parfaitement à l'aise, afin de mieux voir ses défauts. C'était un charmeur ; il y parvint sans peine avec un enfant aussi primesautier et simple. Celui-ci prend bientôt toutes ses libertés, mais quand revient la question de l'Apparition, lui et Mélanie, tout en gardant leur extérieur désagréable, se transforment soudain.
« Ils deviennent tout à coup si graves, si sérieux, ils prennent comme involontairement quelque chose de si singulièrement simple et ingénu, quelque chose même de ce respectueux pour eux-mêmes en même temps que pour ce qu’ils disent, ils inspirent aussi à ceux qui les écoutent et leur imposent une sorte de crainte religieuse pour les choses dont ils parlent, et une sorte de respect pour leurs personnes…
Lorsqu'ils parlent du grand événement dont ils se prétendent les témoins, ou bien qu'ils répondent aux questions qu'on leur adresse à cette occasion, ce respect singulier pour ce qu'ils disent va si loin que quand il leur arrive de faire quelqu’une de ces réponses véritablement étonnantes, parfaitement inattendues, qui confondent les interrogateurs, coupent court à toutes leurs questions indiscrètes, résolvent simplement, profondément, absolument les plus graves questions, ils n’en triomphent en rien. On est quelquefois stupéfait ; pour eux, ils demeurent impassibles. Le plus léger sourire ne vient pas seulement errer sur leurs lèvres.
Du reste, ils ne répondent jamais aux questions qu'on leur adresse que de la manière la plus simple et la plus brève. La simplicité est quelquefois rustique, mais la justesse et la précision sont toujours extraordinaires. Dès qu'il s'agit du grand Événement, ils ne paraissent plus avoir les défauts ordinaires de leur âge ; surtout ils ne sont en rien conteurs et bavards. Maximin cause beaucoup d'ailleurs ; tant il est à l'aise, c'est un véritable petit babillard. Pendant les quatorze heures que nous avons passées ensemble, il m'a donné de ce défaut toutes les preuves possibles : il m'a parlé de toutes choses avec une grande abondance de paroles, m’interrogeant sans aucune retenue, me disant le premier son avis, contredisant le mien. Mais sur l'événement qu'il raconte, sur ses impressions, sur ses craintes ou ses espérances pour l'avenir, surtout ce qui se rattache à l'Apparition, ce n'est plus le même enfant. Sur ce point il ne prend jamais l'initiative, il n'a jamais une inconvenance.
Il ne donne jamais un détail au-delà de ce qu’on lui demande précisément. Quand il a dit le fait qu’il est chargé de dire, quand il a répondu à la question qu’on lui adresse, il se tait. On est avide, on voudrait qu’il parlât toujours, qu’il ajoutât des détails, qu’il racontât ce qu’il a éprouvé et ce qu’il éprouve encore ; mais non. Puis bientôt, il reprend le fil interrompu de sa conversation, parle fort abondamment d'autres choses, s'il y a lieu, ou s'en va.
Le fait certain est qu'ils n'ont ni l'un ni l'autre absolument aucune envie de causer de l'événement qui les rend cependant si célèbres. »
On ne saurait les peindre avec des couleurs plus exactes, ni les définir avec une psychologie plus avertie et plus clairvoyante. L’abbé Dupanloup ajoute qu'ils ne parlent jamais de l'Apparition entre eux, ni avec leurs camarades, ni même avec les religieuses. Ils répondent toujours, mais avec mesure. Si on les presse, on se heurte « à quelque chose d’invincible qui est en eux et dont ils ne se rendent pas compte à eux-mêmes. » Mobiles et graves, indiscrets sur tout, fermés sur un point seulement. Et cependant que d’épreuves, d'interrogatoires retors, de menaces, d'injures et d’éloges ils ont subi ! Ils ont pu paraître grossiers, impatients, de méchante humeur, mais ils sont restés imperturbables sur ce point, avec une discrétion, une réserve impénétrable à tous, parents, compagnons, connaissances, à l'univers entier. »
L’abbé Dupanloup pressa surtout Maximin – et l’on connaît sa puissance d’insistance - de lui découvrir son secret. Il l’emmène avec lui à la Montagne. Là, quelqu'un offre à l'enfant deux images, dont l'une représentait les combats du 24 février dans les rues de Paris. Au milieu des combattants on voyait un prêtre qui soignait les blessés, Maximin voulut reconnaître dans ce prêtre l'abbé Dupanloup ; et désormais il se pend à son bras et ne le quitte plus de toute la journée. On pense bien que l’habile supérieur ramenait toujours la conversation sur l'Apparition. L'enfant, qui jusque-là bavardait à outrance, s'arrêtait tout court. « Le fond, la forme, le ton, la voix, la précision de ce qu'il me disait alors, tout devenait soudain régulièrement grave et religieux. » Puis il passait à des sujets étrangers. Quand on croyait toucher au but, il se dérobait.
« J’avais avec moi, raconte l’abbé Dupanloup, un sac de voyage dont le cadenas s’ouvrait et se fermait à l’aide d’un secret qui dispense de se servir d’une clef. Comme ce petit garçon est très curieux, touche à tout, regarde tout, et toujours de la manière la plus indiscrète, il ne manqua pas de regarder mon sac de voyage et, me le voyant ouvrir sans clef, il me demanda comment je faisais. Je lui répondis que c’était un secret. Il me demanda très vivement de le lui montrer.
Le mot secret réveilla dans mon esprit l’idée du sien. Je profitai de la circonstance et lui dis :
-
« Mon enfant, c’est mon secret ; vous n’avez pas voulu me dire le vôtre, je ne vous dirai pas le mien. » Ceci dit moitié sérieux, moitié plaisant.
-
Ce n’est pas la même chose, me répondit-il sur-le-champ.
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Et pourquoi ? lui dis-je.
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Parce qu’on m’a défendu de dire mon secret ; on ne vous a pas défendu de dire le vôtre.
La réponse était péremptoire. Je ne me tins pas pour battu, et sans avoir l’air de l’avoir bien compris, je lui dis sur le même ton : « Puisque vous n’avez pas voulu me dire le vôtre, je ne vous dirai pas le mien. »
Il insista. J’excitai moi-même ses insistances et sa curiosité. J’ouvrais, je fermais mystérieusement mon cadenas, sans qu’il pût comprendre mon secret. J’eus l’indignité de le tenir ainsi ardent, passionné, suspendu, pendant des heures ; dix fois pendant ce temps, le petit garçon revenait violemment à la charge : « Je le veux bien, lui disais-je, mais dites-moi aussi votre secret. »
L’enfant redevenait soudain religieux et grave. L’abbé Dupanloup le presse, le supplie d’en révéler au moins quelque chose, ce qu’il en peut dire, « si c’est une chose heureuse ou malheureuse. »
« Je ne puis pas » fut sa seule réponse. Seulement comme nous étions en amitié, je remarquai qu’il y avait une expression de regret dans son refus et sa parole.
Le secret du cadenas lui fut enfin montré, alors il sauta de joie, ouvrit et ferma à plusieurs reprises triomphalement le sac de voyage.
« Vous voyez, je vous ai montré mon secret, moi, et vous n'avez pas dit le vôtre. » Maximin fut affligé de cette sorte de reproche. Son interlocuteur ne crut pas pouvoir insister cette fois, mais il ne se rebuta point. Il lui donna des images, lui acheta un chapeau de paille et une blouse : « Voyez, ajouta-t-il, si vous vouliez, je pourrais faire beaucoup de bien à votre père, lui procurer bien des choses, faire qu'il soit avec vous, chez lui, bien tranquille et bien heureux, sans manquer de rien ! » La tentation était vive. Le petit garçon devient songeur, il réfléchit quelques instants et répondit enfin, d'un ton plus bas : « Non, Monsieur, je ne puis pas ! » Cependant l’abbé Dupanloup, engagé sur ce terrain, poussa la tentation jusqu'aux dernières bornes, trop loin peut-être.
Une circonstance particulière, dit-il, faisait que j'avais sur moi une assez grande somme en or. Tandis que Maximin rôdait autour de moi, dans la chambre de mon auberge, regardant tous mes effets, fouillant partout, en véritable gamin, ma bourse et cet or se rencontrèrent sous ses yeux. Il s’en saisit avec empressement, le déroula sur la table et se mit à le compter, en fit plusieurs paquets, puis après les avoir faits, il s'amusa à les défaire et à les refaire. Quand je le vis bien enchanté, bien ravi par la vue et le maniement de cet or, je pensai que le moment était venu pour éprouver et connaître avec certitude sa sincérité. Je lui dis avec amitié : « Eh bien ! mon enfant, si vous si vous me disiez de votre secret ce que vous pouvez m'en dire, je pourrais vous donner tout cet or, pour vous et pour votre père. Je vous donnerai tout et tout de suite, et n’ayez pas d'inquiétude car j'ai d’autre argent pour continuer mon voyage. »
Je vis alors un phénomène moral assurément très singulier et j'en suis encore saisi en vous le racontant. L'enfant était tout entier absorbé par cet or ; il jouissait de le voir, de le toucher, de le compter. Tout à coup, à mes paroles il devient triste, s’éloigne brusquement de la table et de la tentation et me dit : « Monsieur je ne puis pas ! » J’insistai : « Et cependant il y aurait là de quoi faire votre bonheur et celui de votre père. » Il me répondit encore une fois : « Je ne puis pas !... » et d'une manière, d’un ton si ferme, quoique très simple, que je me sentis vaincu. Cependant pour n'en avoir pas l'air, j’ajoutai d'un ton qui voulait affecter le mécontentement, le mépris, l'ironie : « Mais peut-être que vous ne voulez pas me dire votre secret parce que vous n’en avez pas : c’est une plaisanterie ! » Il ne parut pas offensé de ces paroles et me répondit vivement : « Oh si ! j’en ai un, mais je ne peux pas le dire ». – « Qui vous l’a défendu ? » – « La Sainte Vierge ! »
Je cessai dès lors une lutte inutile. Je sentis que la dignité de l’enfant était plus grande que la mienne. Je posai avec amitié et respect une main sur sa tête ; je traçai une croix sur son front et lui dis : « Adieu, mon cher enfant, j’espère que la Sainte Vierge excuse toutes les insistances que je vous ai faites. Soyez toute votre vie fidèle à la grâce que vous avez reçue. »
Et après quelques moments nous nous quittâmes pour ne plus nous revoir.
A des interrogations, à des offres du même genre, la petite fille m’avait répondu : « Oh ! nous avons assez ; il n’y a pas besoin d’être riche !... »
L’Ami de la Religion publia cette lettre le 7 avril 1849 ; l’abbé Dupanloup avait été nommé la veille évêque d’Orléans. Cette circonstance donne encore à ses conclusions une plus grande autorité.
« On ne peut soutenir, dit-il, que les enfants aient victimes d’une hallucination. Il suffit de les voir, de faire le voyage de La Salette pour qu’il soit impossible de s’arrêter à cette hypothèse. »
On ne peut soutenir non plus qu’ils ont été les inventeurs du fait de l’Apparition. Quoi ! ils auraient imaginé, eux si simples, si bornés, une fable pareille, si compliquée, et ils l’auraient défendue devant des milliers d’hommes intelligents, qui cherchaient à les prendre à l’aide de toutes les ressources de l’esprit et de la logique ! « La fable me paraîtrait ici plus étonnante que la vérité. »
Enfin derrière eux on ne saurait supposer un imposteur. Celui-ci eût choisi d’autres personnages pour jouer son imposture, autrement il serait « un phénomène de maladresse. » D’ailleurs on n’a jamais soupçonné personne d’avoir pu usurper ce rôle.
La seule conclusion qui s’impose, c’est qu’on se trouve en face d’un fait surnaturel. « Si j’étais obligé de me prononcer, la prudence humaine et chrétienne me ferait dire oui plutôt que non, et je ne croirais pas avoir à craindre d’être condamné au jugement de Dieu comme coupable d’imprudence ou de légèreté. »
Ami du Clergé n° 16, 20 avril 1911, p. 317 – 320